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Apologie des libertés individuelles, par Sanaa el Aji



06/07/2012 - Le débat en cours aujourd’hui autour de ce qu’il faut bien appeler « l’affaire de Mokhtar Larhzioui et cheikh Nahari » m’inquiète sérieusement, très sérieusement même. En effet, il ne s’agit plus d’une simple affaire de liberté d’expression, mais de beaucoup plus que cela. Je suis inquiète lorsque j’entends toutes ces personnes qui disent : « De même que Mokhtar Larhzioui a le droit d’exprimer son opinion, Nahari doit pouvoir faire de même ». Non, Messieurs, il n’est absolument pas du droit de Nahari de demander la mort de ceux qui n’ont pas la même opinion que lui. Et c’est là toute la différence entre la liberté d’expression telle que nous la revendiquons et l’incitation au meurtre, ou sa légalisation.

Je voudrais ici dépasser la thèse de la déformation des propos, passer outre à ce qu’a dit Larhzioui et si ses paroles ont été effectivement déformées par la chaîne. Il s’agit là, certes, d’un débat qui a son importance parce qu’il se rapporte à la déontologie professionnelle des journalistes, mais ce n’est pas notre sujet d’aujourd’hui. Il y a deux points, cependant, qui attirent tout particulièrement mon attention.

Premièrement, imaginons un instant que les paroles de Mokhtar Larhzioui aient été le fait d’une femme qui aurait affirmé qu’elle ne voyait aucun inconvénient à ce que son frère ou son fils disposent de leur entière liberté et qu’ils s’en servent comme bon leur semble. Y aurait-il eu tout ce vacarme ? Je n’en suis pas sûre car la femme, dans notre société, n’est en rien responsable de la sexualité de son frère ou de son fils…. Je suis même convaincue que personne n’aurait accordé d’importance ou de crédit à de telles pensées venant d’une femme. Mais notons comment ces mêmes Marocains qui sont aussi révoltés par les propos de Larhzioui ne montrent aucune émotion face aux (très, trop) nombreuses affaires de viols ; et la raison est parce que le violeur est un homme. Et ce sont ces Marocains qui critiquent une mère célibataire car elle aura eu une relation sexuelle hors mariage, sans penser, ne fût-ce qu’un seul instant, que cette femme n’a pas eu cet enfant toute seule, mais bien en ayant cette relation sexuelle, avec un homme qui, bien évidemment lui aussi, aura fait peu de cas des enseignements de l’islam. Tout cela ne revient donc pas seulement au fait de défendre l’islam et ses préceptes, mais bien par crainte que la femme ne puisse disposer de son corps. Et ce qui dérange, finalement, si nous lisons les différents commentaires qui fusent de ci de là , c’est que Larhzioui a dit qu’une femme, aussi, peut avoir l’entière jouissance de son corps, qu’il ait dit, en substance, que l’homme n’a aucun droit sur le corps de sa fille ou de sa sœur. Et c’est bien là le cœur du sujet. Le corps de la femme, durant des siècles, est resté propriété de l’homme. Et l’appel de l’Association marocaine des droits de l’Homme pour abroger l’article 490 qui prohibe et punit les relations sexuelles hors mariage, en plus de la chronique de Larhzioui et son interview télévisée, ont tous heurté ceux qui ont peur de voir le corps de la femme échapper à leur emprise, plus qu’ils ne sont dérangés par un manquement aux règles de l’islam.

Deuxièmement, il est important de préciser que nous sommes une société qui n’a pas encore appris, ou acquis, la culture du débat et du dialogue. Nous attaquons les individus, mais nous ne maîtrisons pas la discussion des idées. La journaliste qui a interviewé Mokhtar Larhzioui lui a demandé plus d’une fois : « Accepteriez-vous d’appliquer à votre sœur ce que vous me dites ? ». Sur le fonds, cela nous ramène au premier point, car le problème n’est plus alors le principe de la liberté sexuelle et son opposition supposée avec « l’identité » marocaine… non, le problème est de savoir ce que fera la sœur de Larhzioui ; mais intéressons-nous à la forme aussi : Quand donc apprendrons-nous à débattre des idées et des concepts, et à éviter d’attaquer les personnes ? Lorsque je lis les commentaires sur le web, à propos de cette affaire ou d’autres, de même qu’à chaque fois que le sujet se rapporte au sexe, à la liberté sexuelle ou à l’homosexualité, je retrouve les mêmes questions : « Accepteriez-vous d’appliquer ce que vous dites à votre sœur ? », « Accepteriez-vous que votre fils soit homosexuel ? ». Une fois, l’un des internautes a été jusqu’à faire montre de quelque provocation à l’endroit du journaliste : « Du moment que vous défendez la liberté sexuelle, envoyez-nous donc vos épouse, fille et sœur, qu’on passe un peu de bon temps avec elles ».

Un célèbre proverbe chinois dit : « Les grands esprits discutent des idées, les moyens des événements, les faibles des personnes ». Quand nous apprendrons à parler des idées et à les discuter, et quand nous cesserons d’attaquer les personnes, nous aurions alors accompli les premiers pas sur la voie d’une humanité civilisée.

Toute cette tempête pose en fait le problème des libertés individuelles, d’une manière particulièrement insistante certes, mais aussi urgente dans le Maroc d’aujourd’hui. Ainsi, des sorties comme celles de Nahari menacent clairement cet espace encore exigu de libertés. Que ceux qui refusent le principe des libertés individuelles, dont les sexuelles, comprennent deux choses :

Un, que l’on veuille ou non, les relations sexuelles en dehors des liens du mariage existent bel et bien dans notre société. Dans les métropoles, dans les villes moyennes et même dans les villages et autres zones reculées du pays. Alors, ou nous choisissons d’édifier une société équilibrée qui reconnaît que ses membres sont des êtres humains, ayant des besoins physiques et psychiques qu’il est important de satisfaire, ou nous optons, à l’inverse, pour l’hypocrisie et le mensonge à soi même dans le but de se préserver une certaine quiétude forcément tronquée. Cessons également de lier la liberté sexuelle à la prostitution, la pédophilie ou l’inceste. La liberté sexuelle est la liberté pour chacun de définir ses choix propres, homosexuels ou hétérosexuels, et c’est aussi la liberté pour deux adultes d’entretenir des relations sexuelles, librement, sans contrainte ni menaces ni argent. Et c’est exactement ce qui se produit, mais en catimini. Et je ne parle pas ici d’ouï dire ou de rumeurs, je m’exprime en ma qualité de chercheur en sociologie préparant un doctorat sur le thème des relations sexuelles hors mariage. Mes recherches et mes travaux sur le terrain me donnent une vision très claire de la situation de mon pays, une vision qui n’est en rien altérée par de fausses idéologies mais qui traduisent la réalité d’une société qui présenterait un autre visage que le sien actuel, au nom de l’identité, de la religion ou de la morale. Une société que l’on voudrait exemplaire…

Deux, ces libertés individuelles refusées par certaines personnes sont celles-là mêmes qui permettent aux musulmans d’autres contrées que la nôtre de pratiquer leur islam en toute sérénité, des sociétés qui permettent aux croyants convaincus de s’adonner à leur culte dans une grande sécurité et sans qu’ils n’aient besoin de se montrer hypocrites. Pour ces gens, seule leur foi – et en dehors de toute contrainte sociale – leur permet de prier, de jeûner et d’aller à la mosquée, de ne pas avoir de relations sexuelles hors mariage et de ne pas consommer d’alcools ; les libertés individuelles, ainsi conçues, confèrent une plus grande valeur à la foi et à la pratique religieuse car elles deviennent volontaires et librement choisies, non contraintes. Et puis, n’oublions pas que le Prophète lui-même, s’il avait accepté les contraintes de la société dans laquelle il vivait et s’il avait refusé de faire état de sa différence et de ses convictions, nous n’aurions pas bénéficié aujourd’hui de l’existence d’une religion comme l’Islam.

Sanaa El Aji

Article publié en arabe sur Assabah du jeudi 05 Juillet 2012, traduit et publié par www.panoramaroc.ma